mercredi 4 février 2009

Procès Tiberi 2éme journée : les gendarmes et le bureaucrate

Le président JL Albert est un remarquable magistrat : il maîtrise les vagues successives de robes noires, face à lui, aussi bien que les méandres de ce procès délicat et complexe. Il a le calme et la rouerie d’un vieux routier des prétoires alors qu’il ne doit pas excéder les 45 ans. Ainsi, aujourd’hui, il attaque le dossier lui-même. Il annonce qu’il va nous raconter la chronologie et faire l’analyse.
Le récit en lui-même couvre la moitié de l’après midi- : nous suivons les gendarmes dans une mission qui se révèle de plus en plus compliquée. Or un dicton veut que « les gendarmes sont capables de compter les fourmis si on leur demande ». C’est en tout cas un travail de fourmis auquel ils se livrent puisqu’il s’agit de vérifier dans le cinquième arrondissement, les adresses et les noms correspondants puis les mêmes sur les fichiers de mairie, sur les registres du fisc. Ils vont fouiner dans les comptes des banques, les fonds des sociétés de gestions de la Ville de Paris, cherchent les détails des attributions de logements sociaux, et croisent tous ces renseignements. Comme le dit le président Albert, cet exercice fait penser à « la gare de triage de Saint-Lazare un soir de grève ».
Les gendarmes ne s’arrêtent pas là. Leur travail couvre deux sortes d’investigations : la première intéresse les collèges électoraux, la constitution des listes et les déclarations fiscales. La seconde, la domiciliation des électeurs. Ils découvrent que beaucoup n’ont aucune des qualités requises pour habiter dans les logements qu’ils occupent, d’autres n’y habitent plus depuis des années mais continuent de voter, d’autres n’y ont même jamais résidé. Certains immeubles se révèlent comme de véritables fourmilières où il faut trier le vrai et le faux. Ainsi, 40 rue Poliveau : des radiations massives sont intervenues à cette adresse mais les radiés étaient inconnus des services fiscaux. C’est à dire que ces électeurs fantômes ne payaient pas la taxe d’habitation…
Ainsi 11, rue Claude-Bernard, 25 électeurs y sont répertoriés qui n’y ont pas ou très peu habités.
Ainsi, 157, 159, 218 rue Saint-Jacques, dans des immeubles de l’OPAC, dans une résidence de personnes âgées et au 21 rue gracieuse à la caserne des gardes républicains !
Ainsi 65, rue Galande, plusieurs électeurs sont inscrits au domicile de Olivier Casanova, qui en est le seul locataire et notamment deux électeurs qui ont retiré leur carte d’électeurs en mairie.
Justement, les gendarmes dirigent alors leurs pas vers la place du Panthéon à la mairie. Un registre s’y trouve qui contient les noms des électeurs retirant leur carte à la mairie. Certains y ont encaissé jusqu’à 8 cartes ! Mais pour l’heure, personne n’est capable d’expliquer comment cela s’est fait !

Le président Albert continue son récit minutieux. Chaque épisode consigné dans le dossier répond à une cote qu’il a soin d’énoncer pour que les avocats s’y retrouvent. Dans la salle pas un bruit : de la presse au barreau, du public aux gendarmes, tous sont suspendus à ses lèvres.
Quant aux prévenus, assis en rang d’oignons devant lui, ils ne bronchent pas. Dos à la salle, face à leur juge, ils écoutent eux aussi sagement la saga des gendarmes démontant laborieusement l’organisation de leurs fraudes.

12779 ELECTEURS FICTIFS

Les gendarmes vont donc auditionner soit en garde à vue, soit sur place, les fonctionnaires et les élus : on retrouve les noms connus de l’arrondissement : Bourgeix, Affret, Matthias, Fabre, Bardon, Raymond, Nancien…Certains seront mis en examen d’autres non.
Peu à peu, se mettent à jour de petits systèmes : en 1994, des électeurs ont été frauduleusement inscrits en contrepartie de logement, de places en crèche, avec l’aide de militants RPR qui fournissaient des éléments de dossier. Pour les hébergements, Anne-Marie Affret fournissait les dossiers. D’ailleurs certains hébergeant ignoraient qu’ils abritaient chez eux une douzaine ou moins ou plus d’électeurs fictifs !
Au total, les gendarmes recensent 12 779 électeurs fictifs ! dont 584 totalement inconnus, au nombre desquels figure sans doute le fameux Simon Shakespeare !
La mission des gendarmes s’achève en 2003. Ils produisent alors un énorme tableau mettant en lumière les liens entre l’ensemble des témoins et des mis en examen, les électeurs, les hébergés et les hébergeant…Une sorte de vaste toile d’araignée qui recouvre le 5eme. Ils confient leurs conclusions aux juges d’instruction qui vont interroger les témoins.

Ici, le président Albert, ouvre un autre chapitre de l’histoire : les interrogatoires successifs qui permettent de progresser. Il évoque donc les rendez-vous chez les juges, les aveux ou les contestations, les spécimens d’écriture obtenus même de celles qui refusent de répondre comme Anne-Marie Affret ou Xavière Tiberi, les confrontations entre les différents mis en examen et les rapports d’expertise graphologique démontrant que les formulaires ayant servi à l’obtention de cartes d’électeurs étaient rempli par plusieurs scripteurs différents, les adresses parfois effacées au Tipp-ex et ré-écrites d’une autre main et changée ! Ainsi 49 dossiers ont été falsifiés.
Enfin, le Président arrive à la conclusion, en rappelant le rapport du Conseil Constitutionnel qui admet la fraude.

UN BUREAUCRATE PATHETIQUE

Après une suspension de séance, le Président va commencer à interroger les prévenus. Il les interrogera, prévient-il, essentiellement sur le fonctionnement et les structures de la mairie, se réservant de revenir sur les fraudes elles-mêmes. On s’apercevra vite cependant que tout s’emmêle dès que l’on aborde le fonctionnement de la municipalité du 5ème. Le premier appelé à la barre est Bernard Nancien. Il fut aussi le premier interrogé par les magistrats instructeurs à la suite sans doute d’une lettre qu’il leur avait adressée, après l’article du Canard Enchaîné et le début de l’enquête.
Bernard Nancien est un petit homme gris : cheveux, yeux, costume, allure, tout est gris chez lui. Autant dire presque pathétique. Mais, voici venue son heure, il va enfin pouvoir dire tout ce qu’il a sur le cœur à la face du monde. Il agrippe le micro et se dit prêt à répondre à toutes les questions. Il parle de son cursus : études secondaires, Capacité en droit, et concours de la fonction publique. Et le voici chef de bureau dans le cinquième où il va faire presque toute sa carrière. Tout est dans le presque : en effet, à la fin des années 80, il part pour un an dans le 14e, le Président ne lui demande pas ce qui a motivé ce déplacement.
Mais en 1990, Xavière Tiberi l’appelle pour lui demander de revenir, et même l’invite à déjeuner au Méridien. Bernard Nancien, à la table du Maire en tête avec le couple ! Comment résister à la proposition : il sera secrétaire général de la mairie. Quasiment son bâton de maréchal. Il apprend au cours du déjeuner que son prédécesseur, Madame Tremblay a des problèmes relationnels avec le personnel, en particulier le bureau des élections…Pour l’heure, il n’en sait pas plus.
Ensuite, à la demande du président, il décrit le fonctionnement de l’équipe municipale. Il est simple : 35 personnes aux ordres du maire : « Quand Monsieur Tiberi était maire de Paris, Monsieur Bardon était maire du cinquième mais c’était une potiche !
- J’ai noté des noms dit le président que faisaient les personnes suivantes ?
- Monsieur Baetch ?
- Il faisait les mariages rien de plus.
- Madame Bach ?
- On ne la voyait jamais, elle ne venait qu’au conseil d’arrondissement et au CICA.
- Mais qui avait le pouvoir ?
- Monsieur Tiberi ! avec « deux bras droits, deux : Xavière Tiberi et Anne-Marie Affret ». La vraie cheville ouvrière c’était Xavière Tiberi.
- Que voulez-vous dire ? demande le Président.
- Madame Affret intervenait sur tout. C’est elle qui décidait pour les places en crèches et les logements après accord du maire et de Xavière Tiberi ! Mais rien ne se décidait sans passer par madame Tiberi. En fait, quand on rencontrait Monsieur Tiberi, il était affable, attentif, modeste et gentil. Mais la main de fer c’était Xavière, elle c’était l’ordre et l’obéissance et les sanctions.
Le nouveau secrétaire général l’avoue lui-même : « Je suis gentil, je n’ai pas d’autorité », et comme c’est le maire qui note le fonctionnaire pour son éventuel avancement, tout roule, il file doux. Jusqu’à l’ouverture de l’enquête en 1997. Alors là, Bernard Nancien assure sa prise sur le micro :
-Quand monsieur Tiberi a compris que je n’accepterai jamais de porter le chapeau, j’ai été l’homme à exclure. Il ne me voyait plus ! De retour après ma convocation devant le juge d’instruction, j’ai croisé Anne-Marie Affret, je lui ai dit qu’il fallait dire toute la vérité, elle m’a répondu « je ne peux pas » et c’est la dernière fois que nous nous sommes adressés la parole ! ».
On aborde alors le cœur du sujet : les faux électeurs. En 1994, le prévenu découvre l’ampleur de la fraude. Il va voir le chef de cabinet de Tiberi, sans résultat. Il identifie 3000 faux électeurs dans 74 immeubles dont 900 vont être radiés en 2001. il fait encore une note à Tiberi, croyant que tout le personnel du bureau, son chef Olivier Fabre, madame Bourgeix son adjointe sont solidaires. Mais il ne reçoit aucune réponse.
A vrai dire, Bernard Nancien essaie de passer pour l’employé modèle, le fonctionnaire héroïque puis peu à peu, la fatigue, la longueur de son interrogatoire aidant, il craque doucement : « Dès 1991, Monsieur Comiti alors chef de cabinet du maire m’avait dit qu’il y avait des faux électeurs, au cours d’un déjeuner dans une pizzeria. Il m’a montré un formulaire d’inscription sur les listes, cela donnait les premiers renseignements sur les électeurs et ensuite on pouvait le falsifier. Il n’a rien dit de plus. Oui, j’aurais dû aller plus loin, alerter plus de monde…Oui, on me dira que j’ai été lâche. Mais j’ai fait ce que j’ai pu ! On n’a pas idée de la puissance de Jean Tiberi. Si j’avais été aussi loin qu’il le fallait, si j’avais tout lâché plus tôt, je ne serai pas ici pour vous parler ! ».
Face à cet homme fragile mais qui assène la vérité, la défense tente une attaque d’arrière garde sur son état prétendument dépressif, sur sa carrière qui a tourné court. Il répond avec une grande lucidité : « Oh, je m’attendais à cette question. Oui, je prends des médicaments : pour l’hyper tension, le cholestérol et les calculs rénaux mais pas d’antidépresseurs ! Quant à ma carrière, oui, j’aurais mérité mieux, mais tant pis. Je vais être à la retraite en juin ».
C’est un petit homme brisé, qui à la sortie de l’audience fuit tête baissée, les caméras et les micros. Il n’a ni la force, ni le cynisme de ses complices pour lesquels, il n’existe plus, il ne fait plus partie du clan. On l’ignore.