mercredi 2 septembre 2009

Le campus de Jussieu retrouve un phare dans la tempête de l'amiante

Article paru dans LE MONDE 28.08.09
Une nouvelle mais modeste tour de quatre-vingt-dix mètres va s'élancer dans le ciel de Paris pour annoncer la rentrée universitaire. Nouvelle ? Pas tout à fait : c'est la fameuse tour Zamansky, qui sert de clocher administratif à la pépinière de scientifiques de Jussieu. Une tour désossée, désamiantée, transformée par de nouveaux vitrages et qui, dès le soir, sera autorisée à vibrer de lumières colorées. Un travail de rénovation conduit sous la direction adroite de Thierry Van de Wyngaert, le choix - très largement contesté et coûteux - ayant été fait de désamianter et restructurer l'ensemble plutôt que d'en construire un nouveau.
L'autre équipe choisie, celle du cabinet Reichen et Robert, connue pour intervenir avec doigté sur les cas difficiles, voire désespérés, s'est vu confier une partie des bâtiments d'enseignement. Mais on est loin du compte : avant même que l'ensemble de Jussieu soit achevé (le désamiantage n'est pas terminé non plus), l'ensemble des universitaires de Paris-Rive gauche a été achevé et accueille déjà l'essentiel de Paris-VI, qui se battait avec Paris-VII dans les murs délabrés de Jussieu. Paris-VII continue pour l'heure de jouer aux chaises musicales.
La métamorphose de la tour Zamansky, du nom du premier doyen de l'établissement, n'est donc qu'un entracte dans la longue et triste histoire du campus universitaire de Jussieu, l'une des aventures les plus caractéristiques des trente années d'après-guerre surnommées, pour l'architecture, les "trente peu glorieuses" - par opposition à l'euphorie qui marqua l'économie de la France à la même période. L'achèvement de la tour, d'où la vue sur Paris est l'une des plus belles qui soit, marque au moins un tournant optimiste en attendant que les autres bâtiments achèvent à leur tour leur mue.
Tandis que "Jussieu" est ordinairement détestée par les Parisiens, les historiens de l'architecture moderne révèrent comme l'Acropole cet ensemble de 230 000 m2 commandé par André Malraux à l'architecte Edouard Albert (1910-1968). Albert est un spécialiste des techniques de préfabrication, inventeur des structures tubulaires qui vont permettre de construire le mastodonte de Jussieu en un temps record : l'ambition de Malraux et de Zamansky est de faire de cette université l'égale des plus célèbres campus du monde, et ils sont pressés.
L'architecte est notamment l'auteur d'un immeuble de la rue Croulebarbe (1960), dans le 13e arrondissement, classé monument historique en 1993, surnommé tour Albert. Car la tour du campus ne peut être attribuée à notre véloce technicien : sa mort en 1968 conduit à faire revenir Urbain Cassan (auteur dans les années 1950 des 65 000m2 des "barres" construites le long de la Seine), René Coulon et Constantin de Gortchakoff.
Le projet d'origine d'Edouard Albert prévoyait à chaque étage un décalage des façades de six centimètres par rapport à la ligne des poteaux tubulaires, conférant à la tour un mouvement dynamique en spirale. Ce procédé présentait l'avantage d'alléger la tour, le dessous des dalles béton passant de 6 cm au 24e étage à 1,44 m au premier étage.
Ces sous-faces devaient comporter des fresques de Georges Braque (Les Oiseaux). Cassan, Coulon et Gortchakoff n'exécuteront pas le projet d'Albert, sinon son plan-masse carré, assez primaire, face à l'entrée de l'université. Le résultat se révéla sombre, sec comme un coup de trique, mais finalement dans la lignée du projet général : un "gril", quadrillage de bâtiments reliés par d'assez glauques rotondes.
L'atmosphère de l'après-1968 n'est sans doute plus celle de Malraux. Les budgets sont réduits et bientôt l'affaire de l'amiante, matériau choisi pour protéger le bâtiment du feu, viendra empoisonner, au propre comme au figuré, la vie des habitants du campus, soit quelque quarante mille étudiants et une dizaine de milliers de chercheurs. Celle aussi des ministres de l'éducation nationale et des doyens des universités : le clan Bayrou, favorable lorsqu'il était ministre à la préservation après désamiantage, l'emportera sur la vision d'Allègre, qui estimait que le désamiantage n'était pas nécessaire, sous réserve de travaux de sécurité. Une fois la préservation acquise, il fallait du même coup repenser la séparation de cet ensemble totalement coupé de la ville (à l'opposé des campus américains), dépourvu de vie propre et de la moindre pousse d'herbe (à l'opposé des campus chinois), surpeuplé, et sans bibliothèque digne de ce nom. Les études sont toujours en cours.
Pour la tour, premier élément rénové, Van de Wyngaert a cherché à retrouver l'esprit du projet originel d'Albert : les circulations lumineuses et lisibles autour du noyau central de béton, les bureaux orientés à l'est et à l'ouest pour bénéficier d'un meilleur éclairement, laissant au nord et au sud les salles de réunion. La surface utile restera limitée par le plan même de la tour, dont chaque côté mesure quelque 21 mètres, soit 450 m2 par étage. Le désossage du bâtiment a permis de découvrir la coupe étrange du noyau central, proche d'un caractère chinois : un graphiste malin a eu tôt fait d'en faire le sigle du bâtiment. Mais le plus subtil du travail aura été de retrouver, au moins de l'extérieur, ce sentiment de vrille que souhaitait donner Albert à l'édifice. Un léger décalage des faux plafonds, d'étage en étage, doublé d'un système d'éclairage, permet de retrouver, au moins de l'extérieur, ce sentiment de vrille.
Coût de la rénovation de la tour seule : 26 millions d'euros. Coût de son désamiantage préalable : 7,5 millions. En 1995, le coût prévu pour l'ensemble du désamiantage du campus avait été estimé à environ 700 millions de francs. Terminé aux deux tiers seulement, il devrait osciller, à la fin des travaux, entre 800 millions et plus de 1 milliard d'euros.
Quant à la fin des travaux de restructuration pour l'ensemble du site - aujourd'hui impossible à chiffrer et désespoir de tous les ministres successifs qui ont eu la responsabilité du dossier -, on la voit mal intervenir en 2016, comme le laissaient espérer les dernières prévisions jetées au vent. Restera alors à tirer les leçons des procédures engendrées par l'amiante, des rapports de la Cour des comptes, des déconvenues architecturales, et de la difficulté française à concevoir cet urbanisme universitaire qu'on appelle campus.
Frédéric Edelmann