Certes le temps m’a paru long mais 500 ans ne sont pas l’éternité ! Mes amis de Lyon, de Toulouse et de Suisse me pardonneront si, de retour en ce monde, j’ai choisi le Quartier Latin pour commencer mon séjour. C’est là qu’a débuté et que s’est achevée ma vie d’adulte.
Mes frères lecteurs, du temps jadis et d’aujourd’hui ne doivent point se choquer de me voir parler et écrire comme au XXIe siècle : en cinq siècles, j’ai eu le temps de comprendre comment vit notre langue. Du reste, j’avais 30 ans lors de l’édit de Villers-Cotteret, la même année où je rédigeai « De la manière de bien traduire » ! La langue française est ma patrie et ses changements ne m’effraient pas. J’admets qu’au hasard de mes promenades, il m’est arrivé de ne pas saisir le sens de certaines enseignes au fronton des boutiques et au cul des coches mais peu importe !
Mon Quartier Latin cependant est le même ! Mais oui, quand je me suis retrouvé devant la Sorbonne, rien ne m’étonnait au fond : les étudiants et leurs gentes dames pétunaient à qui mieux mieux devant les auberges. Bien sûr, les gentes dames ressemblent parfois aux diablesses et sorcières de mon époque mais , justement, étant ce que je suis, je les ai immédiatement reconnues comme d’audacieuses et fragiles jeunes filles qui portent bijoux dans le nez et l’oreille, cheveux à tous les vents, haut de chausses et bottes. Il ne leur manque que la rapière.
A propos de rapière, les prévôts roulent comme tout le monde dans des carrioles puantes, qui m’ont asphyxié autant que les flammes de mon bûcher, le premier jour ici. Puis, il faut croire que l’on s’habitue à tout même à cet air étouffant. Le bruit est différent mais demeure aussi assourdissant. Pour revenir aux prévôts, j’en ai vus nombreux, armés jusqu’aux dents boucliers et bâtons, cotte bleu marine épaisse comme de maille, lorsque les étudiants défilent en chantant leurs protestations contre le pouvoir ! Décidément, rien n’a changé.
Même à table ! Hier, j’ai vu, de l’extérieur, une auberge où les gens mangent comme des bœufs, debout et portant la nourriture à leur bouche, sans même une écuelle ! Est ce les pauvres hères qui se nourrissent ainsi tandis que les bourgeois s’attablent ? Quand le roi François 1er a inventé la fourchette, on a parlé de progrès immense !..
Les échevins annoncent un conseil…Je m’y rendrai, et mes amis, je vous en rendrai compte aussi fidèlement que possible.
Etienne Dolet
A lire :Etienne Dolet 1509-1546, Imprimeur humaniste lyonnais mort sur le bûcher de Marcel Picquier, édité par l’Association Laïque lyonnaise des Amis d’Etienne Dolet.