Le mercredi 17 décembre 2014 à 18h30
Conférence par Michel Pastoureau,
historien médiéviste,
spécialiste des couleurs et de la symbolique médiévale.
Musée de Cluny
6, Place Paul Painlevé
75005 Paris
Durée : 1h
Public : Adultes
Tarif(s) : 0€
Dans le cadre de la présentation temporaire "Les animaux font le mur".
Les animaux sont très présents dans le quotidien, l'imaginaire et l'art des hommes du Moyen Âge, beaucoup moins dans les études et ouvrages des historiens. Michel Pastoureau partage ses recherches et son intérêt pour le bestiaire médiéval.
Le mercredi 17 décembre 2014 à 18h30
Conférence par Michel Pastoureau,
historien médiéviste,
spécialiste des couleurs et de la symbolique médiévale.
Musée de Cluny
6, Place Paul Painlevé
75005 Paris
Durée : 1h
Public : Adultes
Tarif(s) : 0€
Dans le cadre de la présentation temporaire "Les animaux font le mur".
Michel Pastoureau : "La couleur est une idée"
Interview parue dans Le Point.fr
le
Adolescent, il refusa qu'on lui offre un vélo désiré de longue date parce qu'il était jaune, et non vert, sa couleur préférée. Après une enfance parisienne un peu bohème, entre une mère pharmacienne à Montmartre et un père professeur de lettres proche des surréalistes, il s'enflamme pour le Moyen Âge et pour l'héraldique qui lui permet d'étudier la signification des couleurs et son évolution. Il va ainsi raconter les mille et une aventures du bleu ou du noir dans des enquêtes menées avec le brio d'un récit policier. Mais il a une autre passion, les animaux, particulièrement les plus réprouvés. Du cochon à l'ours en passant par les créatures merveilleuses des bestiaires médiévaux, il explore leurs métamorphoses dans les consciences. On ne s'étonnera guère que ce grand érudit vive au milieu des livres. Dans son appartement des quais de Seine, attenant à la bibliothèque de l'Institut dont sa femme est la conservatrice, les ouvrages débordent jusque sur le sol, dans un joli désordre. Rencontre.
Vous avez grandi entouré de peintres... Cela a forgé votre regard ?
Oui, très jeune. Mon père faisait partie du groupe surréaliste. C'était un ami d'André Breton, que j'ai vu souvent quand j'étais enfant. Je me souviens de son goût pour la couleur verte. Mon père avait beaucoup d'amis peintres, dont Yves Tanguy, Chirico, Marcel Jean. Il m'emmenait dans leurs ateliers, ce qui pour un petit garçon était un terrain de jeu magnifique ! Par ailleurs, trois de mes grands-oncles du côté de ma mère étaient aussi peintres. Autant dire que de tous les côtés j'étais entouré de couleurs et de tubes de peinture...
Pourtant, vous êtes devenu historien... À cause d'Ivanhoé, comme vous l'avez raconté dans Les couleurs de nos souvenirs ?
Sans doute ! Il s'agit du film de Richard Thorpe (1952), et non du livre de Walter Scott. La grand-mère d'un camarade tenait le cinéma paroissial en Bretagne, dans le village où je passais alors mes vacances ; j'ai pu voir le film chaque soir pendant toute une semaine. J'avais sept ans. À partir de cette date, j'ai préféré les chevaliers aux cow-boys : le Moyen Âge est devenu une passion, et il l'est resté. En particulier les XIIe et XIIIe siècles, la période à laquelle se passe Ivanhoé. C'est l'époque des tournois, de la chevalerie, des châteaux forts, des débuts de l'héraldique, des croisades, des cathédrales, bref, tout ce qui fait que le Moyen Âge est le Moyen Âge ! L'époque de Charlemagne n'est pas encore tout à fait le "vrai" Moyen Âge, et le XVe siècle, c'est déjà l'aube des temps modernes...
Pourquoi avoir choisi d'entrer à l'École des Chartes ?
À cause de l'héraldique justement, une passion qui m'est venue vers l'âge de douze ans. Au lycée, lors d'un cours de dessin, le professeur nous avait fait dessiner un vitrail qui représentait des armoiries. Cela m'a fasciné sur le plan graphique, historique, symbolique. J'ai décidé d'en savoir plus. En outre, j'avais une tante chartiste, une autre conservatrice à la Bibliothèque nationale : j'étais dans le bain ! Et comme j'avais l'amour du latin (je lis et traduis du latin tous les jours depuis l'âge de dix ans...), le chemin était tracé. Pierre Bourdieu dirait que je suis un héritier.
Votre projet de thèse sur le bestiaire héraldique médiéval a été mal reçu. Trop marginal ?
Mes professeurs ont essayé, c'est vrai, de m'en détourner. Soit ils trouvaient futile et un peu ridicule de s'intéresser à l'héraldique - cela n'allait pas avec l'austérité et l'érudition de l'École des Chartes... Soit ils trouvaient cette science rétrograde ou réactionnaire - c'était bon pour les passionnés de noblesse ou d'histoire militaire... Mais, moi, ce qui m'intéressait, c'était le document d'histoire, cette image très théorisée qu'est une armoirie, qui aide à comprendre comment sont construites et pensées la plupart des images du Moyen Âge... Dans le monde contemporain, beaucoup de signes sont les héritiers des armoiries médiévales : les drapeaux, les logos, les emblèmes sportifs, les panneaux du Code de la route...
Vous aviez aussi le tort de vous intéresser à l'animal...
Oui, on considérait alors qu'il appartenait à la petite histoire. De même que l'histoire de l'alimentation et de tout ce qui concernait la vie quotidienne et la culture matérielle, un tel sujet d'étude ne paraissait pas sérieux. Mais en quarante ans, grâce à l'influence des ethnologues, des anthropologues, des linguistes, les historiens se sont mis à s'intéresser aux animaux. Il y a des modes en histoire, des sujets nobles et d'autres qui le sont moins. Aujourd'hui, les sujets traditionnels comme l'histoire politique, militaire, institutionnelle sont en recul, au point qu'on manque de travaux sur ces thèmes. À l'inverse, l'histoire des représentations, celle de la vie de tous les jours comme celle des sensibilités, a le vent en poupe. Ces modes sont parfois nuisibles, notamment parce qu'elles ont de l'impact sur les carrières, certains sujets étant plus "porteurs" que d'autres.
Mais en quoi l'animal permet-il de comprendre l'imaginaire d'une époque ?
Les animaux touchent à tous les types d'histoire : économique, matérielle, alimentaire, quotidienne, religieuse, symbolique ! C'est un sujet carrefour non seulement pour l'histoire, mais pour les sciences humaines en général. Pour les historiens, c'est aussi un champ de recherche bien documenté ; les documents médiévaux sont très bavards sur les animaux. Et c'est aussi mon goût personnel qui m'a guidé. Très tôt, j'ai eu une passion pour l'ours, le corbeau, le cochon - j'ignore pourquoi ! J'ai beaucoup travaillé sur l'histoire des rapports entre l'homme et le porc. J'étudie actuellement un fait divers qui a eu des répercussions immenses au XIIe siècle : le fils aîné du roi de France Louis VI est mort dans Paris d'une chute de cheval, parce qu'un cochon s'est mis entre les pattes de sa monture. Ce fut une mort jugée infâme et un événement symbolique considérable.
Vous avez donc un faible pour les animaux réprouvés...
C'est vrai. Mais parce qu'ils sont honnis, ils laissent plus de documents que les animaux admirés. Le positif est souvent uniforme, alors qu'il existe toutes sortes de paliers du négatif ou du diabolique, ce qui fournit au chercheur tout ce qu'il faut pour écrire une histoire des forces du mal... Pensons au corbeau : aux yeux d'un homme du Moyen Âge, c'est un animal épouvantable ! La symbolique chrétienne du corbeau est très négative, notamment parce que dans la Bible, lors de l'épisode du déluge, au lieu de venir témoigner que les eaux du déluge se sont retirées, il préfère manger les cadavres. Et pourtant, c'est un animal fascinant. Les enquêtes les plus récentes sur l'intelligence animale montrent qu'il serait le plus intelligent non seulement des oiseaux, mais aussi de tous les animaux.
Mais derrière les symboles, vous l'avez montré, il y a souvent des stratégies délibérées...
Oui, les enjeux dépassent toujours la seule symbolique. Étant corpulent, je me suis intéressé à l'histoire de l'obésité. À partir de quand se pèse-t-on ? L'historien a du mal à répondre. Mais au coeur du Moyen Âge, on rencontre souvent des rois ou des princes qualifiés de gras ou d'obèses. Or, en fait, comme ce sont des moines qui écrivent, "gros" ou "gras" veut souvent simplement dire ennemi de l'Église. On ne peut jamais prendre un témoignage au premier degré. Les historiens du futur travaillant sur le vêtement auront parmi leurs sources nos magazines de mode. J'espère qu'ils ne seront pas naïfs au point de penser qu'en 2012 on était vraiment habillés comme ce que l'on voit dans ces magazines. Personne ne s'habille ainsi. C'est l'imaginaire du vêtement, mais ce n'est pas le vêtement porté. Les miniatures, les tapisseries, les vitraux du Moyen Âge nous parlent pareillement de choses qui sont plus idéologiques que descriptives.
Mais peut-on dire pour autant que ces images sont fausses ?
Bien sûr que non ! L'imaginaire, cela existe, je l'ai toujours proclamé haut et fort ! Il concerne tout le monde. Ce n'est pas le contraire de la réalité, c'est une réalité d'un autre type. Quand on est historien, on doit s'intéresser à l'imaginaire des sociétés, et si possible des individus. Pour ma période, il est très difficile de cerner l'individu, mais nous pouvons prendre en compte l'imaginaire collectif. De même, aujourd'hui, un sociologue qui travaille sur telle société doit prendre en compte son imaginaire, ses rêves, ses superstitions ; faute de quoi il mutilerait ses analyses.
Pourquoi travailler sur le temps long de l'histoire ?
Je suis un médiéviste qui a du mal à s'enfermer dans le Moyen Âge. Par goût et parce que les problèmes que j'étudie ne s'enferment pas entre deux dates. Les choses changent lentement. C'est le cas pour l'histoire des couleurs. Ainsi, on possède depuis la fin du XIXe siècle des milliers d'enquêtes d'opinion sur les couleurs préférées des Européens. Or, les résultats sont toujours les mêmes, de 1880 à nos jours : le bleu arrive en tête (45 % des réponses). Et cela, dans toute l'Europe, malgré les nouvelles matières, l'apparition de l'électricité, les changements de société, etc. C'est fascinant ! Les mutations inouïes qui se sont produites au XXe siècle n'ont pas eu d'impact sur cette question toute simple : "quelle est votre couleur préférée ?" Ce qui prouve que ce qui est concerné, c'est bien l'imaginaire de la couleur, et non sa matérialité. Quand on dit aimer le bleu, on aime surtout l'idée de bleu.
La couleur est donc un fait culturel ?
Bien sûr, et ses problèmes, d'abord des problèmes de société. De plus les définitions, les conceptions, les perceptions des couleurs varient selon les cultures. Même si je me borne à l'Europe occidentale, je lis les travaux des autres et je sais bien, par exemple, que, pour un Japonais, le rouge est plutôt une couleur apaisante (l'idée du rouge tonique, excitant, est occidentale, et non universelle) ; que l'oeil japonais distingue mieux que nous différentes nuances dans les gammes des rouges, et surtout des blancs. La langue japonaise a ainsi pour certaines couleurs une richesse ou une subtilité de vocabulaire que les langues européennes ont du mal à traduire.
Mais que cherchez-vous en étudiant les couleurs ?
J'essaye de comprendre ce qu'est la couleur : une matière, une fraction de la lumière, une sensation, un ensemble de mots, un concept. Un Romain de l'Antiquité ne pourrait jamais dire qu'il aime telle ou telle couleur, alors que c'est banal pour nous. Pour lui, la couleur est une qualité, un attribut, pas une abstraction ni un concept. Pour nous, elle peut l'être : nos termes de couleurs sont à la fois des adjectifs et des substantifs. En ce moment, j'essaye de cerner quand, où, comment et pourquoi on est passé en Occident de la couleur-qualité à la couleur-concept. Il me semble que cela se situe entre le XIe et le XIIIe siècle et que l'héraldique a joué un rôle majeur dans ce processus.
Si cette notion n'existait pas, comment l'étudier dans les sociétés anciennes ?
C'est un problème qui se pose fréquemment à l'historien. Est-ce qu'il a le droit de projeter dans le passé des notions, des définitions, des classifications, des connaissances actuelles ? Où commence l'anachronisme ? Plus concrètement, quand on utilise en laboratoire des savoirs et des appareils d'aujourd'hui pour étudier les couches de couleurs que l'Antiquité ou le Moyen Âge nous ont transmises, n'est-on pas dans l'anachronisme ? Tous ces savoirs et ces appareils sont construits sur le spectre, inconnu avant le XVIIe siècle... Nos connaissances en physique ou en chimie sont simplement des étapes dans l'histoire des savoirs. Ce qui est vrai de l'histoire des couleurs l'est aussi de celle des animaux. La façon de les classer était très différente de la nôtre. Au Moyen Âge, la notion de mammifère n'existe pas. La baleine ou le dauphin sont des poissons. Et le dragon existe, c'est un animal véritable aux yeux de tous. Il serait anachronique de le considérer comme chimérique.
L'idée prime donc sur la réalité ou la perception ?
Je crois que la couleur est avant tout une idée. Ce qui m'encourage dans cette voie, c'est que j'ai lu beaucoup de travaux sur les rapports que les non-voyants entretiennent avec elle. Or, il est attesté qu'un non-voyant de naissance possède à l'âge adulte la même culture des couleurs qu'un voyant.
Mais pourquoi la couleur est-elle au coeur de tant de querelles idéologiques ?
L'homme a toujours défini des couleurs honnêtes, et d'autres qui ne le sont pas. On possède des sermons des réformateurs protestants au XVIe siècle contre le rouge, le jaune et le vert, jugés déshonnêtes ! Les groupes sociaux se distinguent toujours par la couleur. Aujourd'hui encore, prenez une école primaire dans un quartier favorisé, et une autre dans un quartier défavorisé : les enfants ne sont pas du tout habillés de la même façon ! Dans les quartiers chics, la couleur est assez retenue, l'uni domine. Dans les quartiers pauvres, ce sont le bariolé et les couleurs vives, agressives.
Depuis quand le noir est-il "chic" ?
Toutes les couleurs sont ambivalentes, avec des aspects positifs et négatifs. Le noir du luxe, de l'élégance, existe depuis la fin du Moyen Âge, lorsqu'il devient à la mode en milieu princier. Cela laisse des traces jusqu'à aujourd'hui, avec le smoking, la petite robe noire... Cela n'empêche pas qu'il existe aussi un noir de la souillure, de la faute, de la mort !
Et être conseiller pour le cinéma, comme sur Le nom de la rose de Jean-Jacques Annaud ?
Cela m'a été utile. Pour ce film, nous étions huit historiens - j'étais chargé des couleurs, des vêtements, des emblèmes. Et Jean-Jacques Annaud nous posait des questions auxquelles nous ne savions pas répondre. Cela nous aidait à prendre conscience de nos méconnaissances. L'histoire se passait au XIVe siècle, et j'ai réalisé que si l'on connaissait bien la vie quotidienne, les objets, les vêtements, la vie religieuse, les mentalités, on ne savait presque rien sur les gestes. Comment se saluait-on à l'époque ? Difficile à dire...
Le bleu et le noir vous ont déjà inspiré deux livres. Et le vert, votre couleur préférée ?
Je suis en train de terminer un livre qui lui est consacré. Le vert, c'est la couleur du destin, de la chance et de la malchance, de l'espérance et du désespoir. Elle est associée à tout ce qui est changeant : la jeunesse, l'amour, l'argent, le hasard, la destinée... Aujourd'hui encore, dans les enquêtes d'opinion, 10 % des personnes interrogées disent le détester, presque toutes parce qu'elles pensent qu'il porte malheur. Il est vrai que pour fabriquer le vert on a longtemps utilisé des produits très toxiques, et il y a eu beaucoup d'accidents, aussi bien en peinture qu'en teinture. C'est aussi la couleur du Diable, des démons et des êtres étranges...